L’Europe dans l’interrègne : notre réveil géopolitique après l’Ukraine

24.03.2022

Dans cette pièce de doctrine, Josep Borrell revient sur ce que la guerre en Ukraine a changé pour l’Europe. Pour le Haut représentant, réadapter notre boussole stratégique suppose de savoir naviguer dans l’interrègne.

La guerre contre l’Ukraine prouve que l’Europe est encore plus en danger que nous le pensions il y a seulement quelques mois. L’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie n’est pas seulement une attaque non provoquée contre un pays souverain qui défend ses droits et sa démocratie, c’est aussi le plus grand défi à l’ordre européen de sécurité depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce sont les principes mêmes sur lesquels reposent les relations internationales qui sont en jeu, notamment ceux de la Charte des Nations unies et de l’Acte final d’Helsinki.

Si les crises ont tendance à cristalliser les évolutions, celle-ci a montré encore plus clairement que nous vivions dans un monde façonné par une politique de puissance brutale, où tout est militarisé et où nous sommes confrontés à une bataille féroce de récits. Toutes ces tendances se manifestaient déjà avant la guerre en Ukraine ; elles s’accélèrent aujourd’hui.

Cela signifie que notre réponse doit également s’accélérer – et c’est ce que nous avons fait. Nous avons pris des mesures rapides sur l’ensemble du spectre politique et brisé plusieurs tabous en cours de route : des sanctions sans précédent et  soutien massif à l’Ukraine y compris, pour la toute première fois, par l’intermédiaire d’un financement de la livraison d’équipements militaires à un pays attaqué. Nous avons également mis en place une vaste coalition internationale pour soutenir l’Ukraine, isoler la Russie et rétablir le droit international. À tous égards, la réponse de l’UE a été impressionnante – même si, la guerre se poursuivant, elle n’est pas encore suffisante.

Nous ne savons pas comment et quand cette guerre va se terminer. Comme le souligne le Grand Continent dans son premier numéro imprimé, nous naviguons toujours dans l’interrègne1. Mais nous pouvons déjà dire que la guerre d’Ukraine de 2022 a vu la naissance tardive d’une Union géopolitique. Pendant des années, les Européens ont débattu de la manière de rendre l’Union plus consciente de sa propre sécurité, avec une unité d’objectifs et de capacités pour poursuivre ses objectifs politiques sur la scène mondiale. Nous sommes allés plus loin sur cette voie au cours des dernières semaines qu’au cours de la décennie précédente. Nous nous en réjouissons, mais nous devons veiller à ce que le réveil géopolitique de l’Union devienne une permanence stratégique. Il reste encore beaucoup à faire, en Ukraine et ailleurs.

Nous naviguons toujours dans l’interrègne.

JOSEP BORRELL

Faire de l’Europe un hard power

Je suis convaincu que l’Union doit être plus qu’un soft power : nous avons également besoin de hard power. Toutefois, nous devons prendre conscience que le concept de hard power ne peut être réduit aux moyens militaires : il s’agit d’utiliser toute la gamme de nos instruments pour atteindre nos objectifs. Il s’agit de penser et d’agir comme une puissance. Petit à petit, les conditions pour que cela se produise sont en train d’être remplies.

Premièrement, les Européens sont de plus en plus conscients qu’ils sont confrontés ensemble aux menances. Ils prennent également conscience d’à quel point leurs destins sont liés. Aujourd’hui, personne en Europe ne peut croire ou penser que ce qui se passe en Ukraine ne le concerne pas, quelle que soit la distance qui nous sépare du drame. Notre soutien à l’Ukraine n’est donc pas seulement un acte de solidarité, c’est aussi une manière de défendre nos intérêts communs et de se défendre contre un agresseur impitoyable et lourdement armé.

Deuxièmement, les peuples d’Europe ont atteint un niveau de prospérité et de bien-être social sans précédent, que l’adhésion à l’Union a encore accru. Cela fait de l’Europe une zone fondamentalement pacifique, construite autour de l’idée que l’interdépendance génère la prospérité et la paix. Toutefois, l’une des leçons de la guerre en Ukraine est que l’interdépendance économique ne peut à elle seule garantir notre sécurité. Au contraire, elle peut être instrumentalisée contre nous. Nous devons donc être prêts à agir contre ceux qui veulent utiliser les avantages de l’interdépendance pour nous nuire ou faire la guerre.

C’est ce qui se passe aujourd’hui. En prenant des sanctions sans précédent contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, nous rendons le coût de l’agression de plus en plus prohibitif. Dans le même temps, nous devons encore davantage renforcer notre résilience et réduire nos vulnérabilités stratégiques, que ce soit sur les infrastructures critiques, les matières premières, les produits de santé ou dans d’autres domaines.

L’une des leçons de la guerre en Ukraine est que l’interdépendance économique ne peut à elle seule garantir notre sécurité. Au contraire, elle peut être instrumentalisée contre nous.

JOSEP BORRELL

Dans toute l’Union, il existe une volonté claire de tirer les bonnes leçons de cette crise. Cela implique que nous prenions enfin au sérieux les menaces qui pèsent sur nos intérêts stratégiques et dont nous étions conscients mais auxquelles nous n’avons pas toujours donné suite dans nos actes. Qu’on pense par exemple au secteur énergétique. Nous savons depuis des années que l’énergie joue un rôle disproportionné dans les relations entre l’Union et la Russie et que cette dernière l’utilise comme une arme politique. Nous sommes désormais pleinement mobilisés pour réduire notre dépendance excessive à l’égard des importations énergétiques russes (pétrole, gaz et charbon).

De la même manière, la guerre en Ukraine rend plus urgente la réalisation d’un bond en avant en matière de sécurité et de défense de l’Union. Il s’agit ici de souligner que les investissements supplémentaires que les États membres de l’Union réalisent actuellement – et qui sont les bienvenus – devraient impliquer une plus grande coordination au sein de l’Union et de l’OTAN. Il ne s’agit pas seulement de dire que chacun d’entre nous doit dépenser plus. Nous devons tous, collectivement, dépenser plus.

Un nouveau monde de menaces

La guerre en Ukraine est la crise de sécurité la plus grave que l’Europe ait connue depuis des décennies, mais les menaces pour la sécurité européenne ont des sources bien plus diverses, tant en Europe qu’au-delà. Nos intérêts de sécurité sont en jeu dans les Balkans occidentaux, au Sahel, au Moyen-Orient élargi, dans la région indo-pacifique, etc.

Alors que la guerre en Ukraine fait rage et fait payer un terrible tribut, nous ne devons pas oublier que le monde est plein de ces situations où nous sommes confrontés à des tactiques hybrides et à des dynamiques de concurrence, d’intimidation et de coercition. En effet, en Ukraine comme ailleurs, les outils de la puissance ne sont pas seulement les soldats, les chars et les avions, mais aussi les sanctions financières ou les interdictions d’importation et d’exportation, ainsi que les flux énergétiques, et les opérations de désinformation et d’ingérence étrangère.

En outre, nous avons assisté ces dernières années à l’instrumentalisation des flux migratoires, à la privatisation des armées et à la politisation du contrôle des technologies sensibles. Si l’on ajoute à cela la dynamique des États faillis, le recul des libertés démocratiques, ainsi que les attaques contre les « biens communs mondiaux » que sont le cyberespace, la haute mer et l’espace extra-atmosphérique, la conclusion est claire : la défense de l’Europe a besoin d’un concept global de sécurité.

Heureusement, il y a aujourd’hui en Europe une plus grande prise de conscience et un accord sur la nature des menaces auxquelles nous sommes confrontés – tout comme il y a un processus de convergence stratégique sur ce qu’il faut faire pour y faire face.

En Ukraine comme ailleurs, les outils du puissance ne sont pas seulement les soldats, les chars et les avions, mais aussi les sanctions financières ou les interdictions d’importation et d’exportation, ainsi que les flux énergétiques, et les opérations de désinformation et d’ingérence étrangère.

JOSEP BORRELL

La boussole stratégique : un bond en avant pour la sécurité et la défense européennes

Si nous voulons éviter d’être les spectateurs d’un monde façonné par et pour les autres, nous devons agir – ensemble. Telle est la philosophie de la boussole stratégique que j’ai présentée en novembre dernier et qui a été finalisée par les ministres des affaires étrangères et de la défense de l’Union le 21 mars2. La boussole est très détaillée et compte 47 pages, regroupées en quatre axes de travail (Agir, Sécuriser, Investir et Créer des partenariats). Je soulignerai quelques-unes des idées principales.

Pour renforcer notre capacité d’action, nous nous efforcerons de consolider nos missions et opérations de gestion de crise et nous développerons une capacité de l’Union qui nous permettra de déployer rapidement jusqu’à 5 000 hommes pour différents types de crises. Nous améliorerons l’état de préparation de nos forces en organisant régulièrement des exercices réels – ce qui n’a jamais été fait auparavant au niveau de l’Union –, nous renforcerons nos dispositifs de commandement et de contrôle et nous favoriserons une prise de décision plus rapide et plus souple. Nous développerons notre capacité à lutter contre les cybermenaces, la désinformation et l’ingérence étrangère. Et nous approfondirons les investissements dans les catalyseurs stratégiques nécessaires et les capacités de nouvelle génération. L’Union deviendra ainsi un fournisseur de sécurité plus performant pour ses citoyens, mais aussi un partenaire mondial plus fort, œuvrant pour la paix et la sécurité internationales.

Bien davantage que les papiers que nous produisons habituellement à Bruxelles, la boussole stratégique définit des actions concrètes, assorties d’échéances précises pour mesurer les progrès accomplis. C’est un document qui appartient aux États membres et qui est maintenant adopté par le Conseil. Tout au long du processus, les États membres ont été aux commandes. En le signant, ils s’engagent à le mettre en œuvre. Et un solide processus de suivi sera mis en place pour garantir cette mise en œuvre. Il s’agit de différences majeures avec la stratégie de sécurité de l’Union européenne de 2003 et la stratégie globale de 2016.

Une Union plus forte signifie aussi un partenariat transatlantique plus fort

À ce moment du raisonnement, les gens ont tendance à dire : « tout cela est très bien, mais qu’en est-il de l’OTAN ? » L’OTAN reste au cœur de la défense territoriale de l’Europe. Personne ne le remet en question. Toutefois, cela ne doit pas empêcher les pays européens de développer leurs capacités et de mener des opérations dans notre voisinage et au-delà. Nous devrions être en mesure d’agir en tant qu’Union européenne dans des scénarios celui de l’année dernière en Afghanistan – sécuriser un aéroport pour une évacuation d’urgence – ou d’intervenir rapidement dans une crise où la violence menace la vie des civils.

Je suis convaincu qu’une plus grande responsabilité stratégique européenne est le meilleur moyen de renforcer la solidarité transatlantique. Il ne s’agit pas soit de l’Union, soit de l’OTAN : il s’agit à la fois de l’Union et de l’OTAN. J’ajoute que les hésitations à avancer sur cet agenda « à cause de l’OTAN » viennent de l’intérieur de l’Union, pas des États-Unis. La déclaration commune que le Secrétaire Blinken et moi-même avons publiée en décembre dernier était très claire. Elle spécifiait que les États-Unis souhaitaient : « une défense européenne plus forte et plus compétente qui contribue à la sécurité mondiale et transatlantique ». Les États-Unis disent essentiellement : « Ne parlez pas, agissez. Mettez-vous au travail et aidez-nous à partager le fardeau de la sécurité ».

Il ne s’agit pas soit de l’Union, soit de l’OTAN : il s’agit à la fois de l’Union et de l’OTAN.

JOSEP BORRELL

Si ce n’est pas maintenant, alors quand ?

Ceux qui, comme moi, souhaitent un changement radical en matière de sécurité et de défense doivent expliquer pourquoi ils pensent que « cette fois-ci, ce sera différent ». Nous devrions reconnaître que, dans l’histoire de la défense européenne, de nombreux plans et initiatives, pleins d’acronymes, allant du plan Pleven à la Communauté européenne de défense ; au début de la politique étrangère et de sécurité commune après Maastricht ; aux guerres en ex-Yougoslavie et à « l’heure de l’Europe », à Saint-Malo, au début de la PESD, puis de la PSDC, de l’objectif global d’Helsinki, de la PESCO, du Fonds européen de défense et de la Facilité européenne de paix, etc.

Il n’en reste pas moins que la sécurité et la défense sont probablement le domaine de l’intégration européenne qui présente le plus grand écart entre les attentes et les résultats. Entre ce que nous pourrions être et ce que les citoyens exigent – et ce que nous réalisons réellement.

Il est donc temps d’essayer à nouveau. Et la raison pour laquelle je pense que la boussole stratégique pourrait avoir plus d’impact que les plans précédents réside dans la vitesse à laquelle les tendances mondiales et le contexte géopolitique évoluent et s’aggravent. Cela rend la nécessité d’agir urgente, impérieuse. C’est particulièrement vrai pour la guerre en Ukraine et les implications plus larges d’une Russie révisionniste pour la sécurité européenne.

Mais cela va plus loin : toutes les menaces auxquelles nous sommes confrontés s’intensifient. La capacité des différents États membres à y faire face est à la fois insuffisante et en déclin. L’écart se creuse et cela ne peut plus durer.

Mon travail a consisté à esquisser une issue. Or je ne sais que trop bien que les résultats ne dépendent pas des documents stratégiques mais des actions. Celles-ci appartiennent aux États membres : ils détiennent les prérogatives et les atouts.

La bonne nouvelle est que, chaque jour, nous constatons que davantage d’États membres sont prêts à investir davantage dans la sécurité et la défense. Nous devons veiller à ce que ces investissements supplémentaires bienvenus soient réalisés dans un esprit de collaboration et non de manière fragmentée et nationale. Nous devons profiter de ce nouvel élan pour nous assurer que nous nous dotons enfin de l’état d’esprit, des moyens et des mécanismes nécessaires pour défendre notre Union, nos citoyens et nos partenaires.

Politiquement, je considère que le choix auquel nous sommes confrontés est similaire à celui du lancement de l’euro ou du plan de relance. Ces moments ont été ceux où les coûts de la « non-Europe » sont devenus si élevés que les gens étaient prêts à repenser leurs lignes rouges et à investir dans des solutions véritablement européennes. Nous avons sauté le pas, pour ainsi dire, ensemble, et, dans les deux cas, les résultats sont clairs et positifs. Faisons un saut similaire en matière de sécurité et de défense européennes, comme l’attendent nos citoyens. Si ce n’est pas maintenant, alors quand ?