«Il nous faut toucher les cœurs!» Matthias Krupa, Ulrich Ladurner

16.04.2020

16 avril 2020
DIE ZEIT

L’Union européenne n’a d’avenir que si elle est là pour les gens: un entretien avec Josep Borrell, responsable des relations extérieures de l’UE au sujet des drapeaux européens qui brûlent, de la concurrence avec la Chine et du poids de l’Europe dans le monde. L’Espagnol Josep Borrell, âgé de 73 ans, représente l’Union européenne à l’extérieur et est donc de fait son ministre des affaires étrangères. D’ordinaire, les ministres des affaires étrangères sont toujours en voyage, mais le dernier déplacement de M. Borrell remonte maintenant à sept semaines, à l’occasion d’une réunion de l’UE en Croatie. Depuis lors, il est contraint de suivre ce qui se passe dans le monde depuis son bureau à Bruxelles. M. Borrell prend la situation avec philosophie: cela lui permet d’économiser «beaucoup de temps et d’argent».

L’interview s’est déroulée à l’ancienne, au téléphone.

DIE ZEIT: Monsieur Borrell, lors de votre entrée en fonction, en décembre, vous parliez de la nécessité pour l’UE de faire face à la concurrence géopolitique. À présent, l’Europe est frappée très durement par la pandémie de coronavirus. Quelles en sont les conséquences pour le poids de l’UE dans le monde?

Josep Borrell: Il est évident qu’en ce moment, la pandémie nous occupe à plein temps. Cela ne signifie pas pour autant que nous avons oublié notre responsabilité vis-à-vis du reste du monde. C’est ainsi, par exemple, que nous entendons changer du tout au tout notre politique de développement. Nous voulons aider les pays plus faibles, en Afrique en particulier, à lutter contre la pandémie. Même si nous parvenons à contenir le virus en Europe, nous serons toujours en danger si nous ne le contenons pas aussi dans notre voisinage immédiat et en Afrique. L’UE est déjà le premier pourvoyeur mondial d’aide au développement et sera le premier donateur dans la lutte mondiale contre la pandémie.

DIE ZEIT: Vous avez déclaré que l’Europe devait apprendre le langage de la force...

Borrell: Ce qui s’avère un objectif extrêmement difficile à atteindre!

DIE ZEIT: Pourquoi?

Borrell: Parce que l’UE n’est pas un État. Nos décisions de politique étrangère sont soumises au principe de l’unanimité. Nous ne sommes pas davantage une union de la défense. En d’autres termes, cela rend les choses très compliquées.

DIE ZEIT: Que vouliez-vous dire exactement lorsque vous avez déclaré que l’Europe doit parler le langage de la force?

Borrell: Se donner les moyens d’influencer les autres et de participer activement à la résolution des conflits. Cela n’a pas été possible dans le conflit syrien, par exemple. Et pourtant, ses conséquences géopolitiques sont énormes pour l’Europe. Il suffit de penser aux centaines de milliers de personnes s’enfuyant vers l’Europe. De leur côté, la Turquie, la Russie et les États-Unis exercent là-bas une influence bien plus grande que nous, car ils ont la volonté de réaliser des choses et utilisent à cette fin tous les moyens dont ils disposent, y compris militaires. Nous n’avons pas cette possibilité. Nous pouvons toutefois faire bien davantage avec les moyens dont nous disposons.

DIE ZEIT: Quels sont-ils?

Borrell: Nos moyens sont ceux d’une puissance civile: le commerce, l’aide au développement et la politique migratoire.

DIE ZEIT: Est-il seulement envisageable de régler des conflits comme ceux en Syrie et en Libye sans intervenir militairement?

Borrell: Certes, nous n’avons pas la possibilité d’envoyer des troupes en Syrie ou en Libye. Ce n’est d’ailleurs pas ce que nous souhaitons. Nous pouvons faire plus, cependant. Un exemple: il y a peu de temps encore, il paraissait impossible que l’UE soit en mesure de mettre sur pied une nouvelle mission militaire pour contrôler l’embargo sur les armes au large des côtes libyennes. À présent, cette mission est une réalité. La plus jolie fille du monde ne peut toutefois donner que ce qu'elle a, et l’UE n’est pas un État.

DIE ZEIT: L’UE est un projet multilatéral. Se pourrait-il que l’ère du multilatéralisme, à peine advenue, soit déjà révolue? On assiste ces jours-ci au spectacle d’États nations se disputant littéralement les commandes de masques respiratoires sur les marchés internationaux.

Borrell: Le multilatéralisme était déjà en crise avant l’apparition de la pandémie. Certains le rejetaient...

DIE ZEIT: ... à l’instar du président américain.

Borrell: Ce que Donald Trump pense du multilatéralisme et de l’UE n’est un secret pour personne. L’UE est la forme la plus aboutie du multilatéralisme. Or, cette pandémie va exercer une pression énorme sur ceux qui pensent pouvoir s’en tirer en étant les premiers à fermer leur porte. Ce genre de réaction fait courir un risque considérable à l’humanité tout entière. C’est pourquoi nous devons mobiliser la totalité des ressources multilatérales dont nous disposons et en créer de nouvelles et de meilleures encore. Il se peut que la grande leçon à tirer de cette crise sera que nous avons besoin de plus de multilatéralisme. Peut-être que nous découvrirons qu’aucun État, pas même les États-Unis, la Chine ou la Russie, n’est suffisamment grand pour relever à lui seul ce défi.

DIE ZEIT: Il y a toutefois moins de coopération aujourd’hui que pendant la crise financière.

Borrell: C’est vrai, en 2008, les pays du G8 d’abord, puis ceux du G20 avaient réagi très rapidement. La crise financière s’est répandue comme une traînée de poudre à travers la planète et chacun a été touché immédiatement. En comparaison, le virus a mis assez longtemps pour venir de Chine en Europe. Et de l’Europe aux États-Unis. C’est aussi pour cette raison que la menace n’a pas été aussitôt perçue comme une menace planétaire.

DIE ZEIT: Sentez-vous qu’il existe la moindre volonté de coopérer davantage?

Borrell: Cela dépend de qui vous parlez. Pour ce qui est des Européens, je pense, je crois et j’espère que cette crise donnera un nouvel élan à l’intégration. Prenez la santé, par exemple, qui jusqu’ici a presque exclusivement été la chasse gardée des États nations. Comme nous le savons désormais, les questions de santé sont aussi des questions de sécurité, qu’il est impossible de gérer uniquement à l’intérieur des frontières de nos États nations.

DIE ZEIT: Quel rôle la Chine joue-t-elle?

Borrell: La Chine s’est comportée différemment des États-Unis ces dernières années, notamment lors des discussions concernant l’accord sur le climat. Les Chinois ont soutenu le multilatéralisme, tandis que les Américains l’abandonnaient.

DIE ZEIT: Et à présent, la Chine livre du matériel médical à l’Europe.

Borrell: Les États membres de l’UE ont envoyé 60 tonnes de matériel d’assistance à la Chine à un moment où nous pensions encore qu’il s’agissait d’un problème qui ne nous concernerait pas. Maintenant, c’est la Chine qui nous aide. Une aide qui tombe à point nommé.

DIE ZEIT: Vous écrivez dans un blog qu’une «bataille de la communication» s'est engagée autour de la pandémie et que l’on essayerait de discréditer l’UE. Qui essaie, la Chine?

Borrell: Dans les médias sociaux, on trouve énormément d’informations s’évertuant à discréditer l’UE. La Chine, au contraire, montre au monde ce qu’elle fait pour aider l’Europe. C’est le discours qu’elle tient, une démonstration de force, une marque de son pouvoir d'influence.

DIE ZEIT: Et en Italie, on peut voir dans les rues des camions militaires russes qui apportent également de l’aide. Où est l’UE?

Borrell: Lorsque l’on plante son drapeau sur des livraisons d’aide, on se fait de la publicité. On ne discrédite personne. La question que je me pose est la suivante: pourquoi n’agissons-nous pas de même? L’Allemagne, la France et l’Autriche ont envoyé à eux trois bien plus de masques respiratoires à l’Italie que la Chine et la Russie réunies. Mes collaborateurs ont travaillé jour et nuit pour coordonner et organiser, avec les États membres, le voyage de retour des 420 000 touristes européens qui étaient restés bloqués quelque part dans le monde. L’UE a aussi cofinancé en partie ces vols. Mais combien de personnes savent cela?

DIE ZEIT: Vous devriez le leur dire.

Borrell: (rires) C’est bien pour cela que je vous parle en ce moment. Mais nous avons les mêmes problèmes de communication aujourd’hui que pendant la crise de l’euro. Pour organiser la solidarité, nous avons besoin d’une communication commune. Au lieu de cela, il suffit d’une phrase du ministre des finances néerlandais...

DIE ZEIT: Vous voulez parler de ses critiques à l’égard des politiques budgétaires et sanitaires espagnole et italienne à l’occasion de l’une des dernières réunions de l’Eurogroupe? Il s’en est excusé peu après.

Borrell: Lorsqu’en Italie et en Espagne, on déplore le décès de plus de 30 000 personnes en l’espace d’un mois, il est normal d’être particulièrement sensible aux mots venant de l’extérieur. Il est important d’en tenir compte.

DIE ZEIT: Pourquoi l’UE réagit-elle si lentement dans cette crise aussi?

Borrell: Quand vous parlez de l’UE, vous devez préciser à qui vous faites allusion. La Commission a fait tout ce qui était en son pouvoir avec les instruments dont elle dispose. La Banque centrale européenne a également réagi très rapidement, bien plus rapidement que pendant la crise de l’euro. Mme Lagarde (la présidente de la BCE, note de la rédaction) a mobilisé près de mille milliards d’euros en l’espace de quelques jours. La question se pose maintenant de savoir si nous avons besoin d’instruments supplémentaires. Et à cette fin, nous menons les mêmes discussions avec les mêmes États membres que lors de la crise de l’euro: chaque pays doit-il se procurer de son côté de l’argent sur les marchés financiers? Ou le faisons-nous ensemble?

DIE ZEIT: Contrairement à la crise de l’euro, cette crise touche tous les États membres.

Borrell: Ce n’est toutefois pas une crise symétrique! Les répercussions économiques sont complètement différentes d’un pays à l’autre. En Italie et en Espagne, mais aussi dans une certaine mesure en France, je le crains, l’économie est complètement à l’arrêt. Il en va autrement en Allemagne ou aux Pays-Bas.

DIE ZEIT: Peut-on alors parler d’un manque de solidarité?

Borrell: Il y a de la solidarité dans le cadre des possibilités existantes, mais nous avons besoin de nouvelles possibilités, de nouveaux instruments. Avant l’apparition de l’épidémie, nous nous sommes chamaillés sans fin à-propos du futur budget de l’UE. Voulons-nous poursuivre cette discussion comme avant? Ou avons-nous besoin désormais d’un budget plus important? Nous devons faire plus que ce qui a été fait jusqu’à présent, ce qui ne signifie pas que l’UE n’a rien fait jusqu’ici.

DIE ZEIT: Pensez-vous que nous pouvons nous servir de cette crise pour renforcer l’unité européenne?

Borrell: Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Je suis un homme d’action! Je travaille dix-douze heures par jour pour rendre l’UE plus forte.

DIE ZEIT: Revenons à un cadre plus large, la situation géopolitique. Avons-nous bien compris vos propos selon lesquels il serait actuellement plus facile de collaborer avec la Chine qu’avec les États-Unis?

Borrell: Non, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

DIE ZEIT: Vous avez déclaré que le président américain refusait toute coopération au sein des organisations multilatérales.

Borrell: Avant la crise, il ne faisait aucun doute que le gouvernement américain rejetait toute forme de multilatéralisme. Je n’ai toutefois rien dit de ce que sera la situation après cette crise. Cela dépend aussi de qui remportera les prochaines élections aux États-Unis.

DIE ZEIT: Il semble que la Chine soit parvenue à contenir la propagation du virus. Est-il plus difficile à des pays démocratiques qu’à des régimes autoritaires de réagir à la pandémie de coronavirus avec la sévérité nécessaire?

Borrell: C’est l’exemple type d’argument employé dans la bataille de la communication que j’évoquais: qui est le mieux équipé? Qui peut le mieux imposer la discipline à ses citoyens? Il va de soi que les moyens d’influencer le comportement des citoyens sont plus nuancés dans une démocratie libérale que sous un régime autoritaire. Mais lorsque je regarde par ma fenêtre à Bruxelles, je n’aperçois plus personne dans les rues. Les citoyens ne se conforment pas aux instructions de leurs dirigeants parce qu’un policier se tient dans leur dos. Ils le font parce qu’ils ont compris que ces restrictions étaient nécessaires à leur protection et à celle d’autrui.

DIE ZEIT: Même au sein de l’UE, certains gouvernements agissent d’une manière de plus en plus autoritaire, comme en Hongrie.

Borrell: Nous devons veiller à ne pas sacrifier la démocratie sur l’autel de la pandémie. J’ai la conviction profonde que les sociétés libérales ont désormais un avantage sur les régimes qui se contentent d’édicter des instructions. À condition bien sûr que nous tirions les bonnes conclusions de la crise.

DIE ZEIT: Et quelles seraient ces conclusions?

Borrell: Laissez-moi vous donner un exemple. Dans mon pays, l’Espagne, les infirmières et les médecins n’ont cessé ces dernières années de manifester contre les coupes dans le budget du système de santé. Personne ne les a écoutés. À présent, nous les applaudissons tous les soirs. C’est la preuve que nous ne pouvons réduire les systèmes de sécurité sociale à leur plus simple expression. Les coûts que nous payons pour eux à présent sont éminemment plus élevés que les prétendues économies réalisées. Il nous faudra par conséquent repenser bien des choses après la crise. Nous devons revoir notre vision des choses et trouver des solutions qui nous auraient encore paru impossibles il y a encore un mois de cela. La capacité de nos démocraties à faire cette démarche sera déterminante pour la donne géopolitique mondiale de demain.

DIE ZEIT: M. Borrell, en conclusion: quelle est la gravité de la situation pour l’UE?

Borrell: L’UE traverse en ce moment une crise existentielle. J’ai conscience qu’il s’agit là d’un bien grand mot, mais c’est comme ça. La crise décidera de l’utilité que revêt l’UE aux yeux des populations. C’est pourquoi nous ne pouvons nous contenter d’argumenter à coups de chiffres, mais qu’il nous faut atteindre le cœur des gens. Cela me fait mal et je suis au bord des larmes lorsque je vois un drapeau de l’UE brûler en Italie. Si les gens ont le sentiment que l’UE ne leur vient pas en aide, c’est que nous avons fait quelque chose de travers.

 

Les questions ont été posées par Matthias Krupa et Ulrich Ladurner.

«La plus jolie fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a», a déclaré Josep Borrell au sujet de l’Union européenne.

Josep Borrell est membre du parti socialiste espagnol actuellement au pouvoir. De 2004 à 2007, il a été président du Parlement européen.

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