Parlement européen - TEXTES ADOPTÉS - Situation en Tunisie

21.10.2021

P9_TA(2021)0440
Situation en Tunisie
Résolution du Parlement européen du 21 octobre 2021 sur la situation en Tunisie (2021/2903(RSP))

Le Parlement européen,

–        vu ses résolutions antérieures sur la Tunisie et sa résolution du 25 février 2016 sur l’ouverture de négociations pour un accord de libre-échange entre l’Union européenne et la Tunisie[1],

–        vu le rapport final de la mission d’observation électorale de l’Union européenne en Tunisie à l’occasion de l’élection présidentielle du 15 septembre 2019 et des élections législatives du 6 octobre 2019,

–        vu l’accord d’association entre l’Union européenne et la Tunisie ainsi que les différentes rencontres thématiques organisées dans son cadre en 2019 et 2020,

–        vu les conclusions des consultations au titre de l’article IV avec la Tunisie publiées le 26 février 2021 par le conseil d’administration du Fonds monétaire international (FMI),

–        vu le communiqué conjoint du 4 juin 2021 sur les relations UE-Tunisie intitulé «Pour un partenariat renouvelé»,

–        vu le décret présidentiel nº 2021-69 du 26 juillet 2021 portant cessation de fonctions du chef du gouvernement et de membres du gouvernement, le décret présidentiel nº 2021-80 du 29 juillet 2021 relatif à la suspension des compétences de l’Assemblée des représentants du peuple, le décret présidentiel nº 2021-109 du 24 août 2021 relatif à la prorogation des mesures exceptionnelles relatives à la suspension des compétences de l’Assemblée des représentants du peuple et le décret présidentiel nº 2021-117 du 22 septembre 2021 relatif aux mesures exceptionnelles, pris par le Président de la République tunisienne,

–        vu la déclaration du vice-président de la Commission / haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (VP/HR) au nom de l’Union européenne du 27 juillet 2021 ainsi que ses déclarations à la presse à Tunis du 10 septembre 2021,

–        vu la Constitution de la Tunisie de 2014,

–        vu le pacte international relatif aux droits civils et politiques, auquel la Tunisie est partie,

–        vu la convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), que la Tunisie a ratifiée en 1985 et sur laquelle elle a levé ses réserves en 2014,

–        vu le plan d’action national (PAN) pour les femmes et la paix et la sécurité sur la période 2018-2022, adopté en 2018,

–        vu l’article 132, paragraphes 2 et 4, de son règlement intérieur,

A.      considérant que la Tunisie est un partenaire privilégié de l’Union; que cette dernière a constamment eu pour priorité d’aider et de soutenir la Tunisie; que les missions d’observation électorale de 2011, 2014, 2018 et 2019 confirment l’engagement sans faille de l’Union en faveur de la démocratie en Tunisie; que cette année marque le dixième anniversaire de la révolution tunisienne, événement important dans l’histoire démocratique de la Tunisie;

B.      considérant que la situation socio-économique se caractérise par une stagnation économique généralisée, liée au contexte politique interne, et par une crise sanitaire, la Tunisie présentant le deuxième taux de décès dus à la COVID-19 au monde; que la pandémie de COVID-19, la pénurie de touristes et les forts taux de chômage des jeunes et d’inflation ont aggravé la situation, déjà fragile, de l’économie tunisienne; que la corruption endémique, un système judiciaire transitoire incomplet ainsi que d’importantes difficultés économiques et de graves problèmes de sécurité continuent de faire sérieusement obstacle à l’accomplissement de la consolidation démocratique en Tunisie;

C.      considérant que dans ce contexte, le Président Kaïs Saïed a invoqué le 25 juillet 2021 l’article 80 de la Constitution tunisienne, qui lui confère le droit de prendre des mesures exceptionnelles face à un péril imminent menaçant le pays, et a annoncé le renvoi du Premier ministre Hichem Mechichi, la suspension de l’Assemblée des représentants du peuple pour une période initiale de 30 jours et la levée de l’immunité parlementaire de tous les membres de cette Assemblée; que, le 24 août 2021, le Président a prolongé la suspension du Parlement;

D.      considérant que les gouvernements des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte ont immédiatement salué la décision du Président Saïed et exprimé leur soutien à son initiative;

E.      considérant que le fait que la Cour constitutionnelle ne soit pas formée, et l’impossibilité qui en résulte, pour les membres de l’Assemblée des représentants du peuple, de déposer un recours contre la prolongation unilatérale par le Président de l’état d’exception, comme le prévoit l’article pertinent de la Constitution, suscitent de vives inquiétudes quant à la transition démocratique tunisienne et aux droits fondamentaux dans le pays;

F.      considérant que le 22 septembre 2021, le Président a promulgué le décret présidentiel nº 2021-117, qui proclame, par certaines de ses dispositions, sa propre primauté sur la Constitution, ce qui revient à bafouer cette dernière, et concentre la totalité des pouvoirs de l’État entre les mains du Président Kaïs Saïed; que les dispositions de la Constitution relatives aux droits et aux libertés ne pourront être respectées et garanties que du moment qu’elles ne vont pas à l’encontre de lois fondées sur des décrets présidentiels ou de mesures exceptionnelles; que le décret présidentiel nº 117 ne permet aucun recours contre les décisions présidentielles devant une juridiction, y compris devant le plus haut tribunal administratif de Tunisie et sa Cour de cassation;

G.      considérant que cette concentration des pouvoirs entre les mains du Président s’est opérée sans aucune limitation dans le temps; que le Président s’est octroyé les pleins pouvoirs législatifs pour modifier par décret les lois régissant les partis politiques, les élections, le système judiciaire, les syndicats et les associations, la liberté de la presse et la liberté d’information, l’organisation du ministère de la justice, les droits de l’homme et les libertés, le code du statut personnel, les forces de sécurité intérieure, les douanes et le budget de l’État;

H.      considérant que, bien que la société civile tunisienne ait publiquement fait part de ses vives inquiétudes concernant les nouvelles restrictions, les mesures prises en juillet par le Président Saïed ont suscité une importante adhésion parmi la population, ce qui témoigne de son mécontentement face à la gravité de la situation socio-économique et aux sérieux dysfonctionnements du gouvernement du pays; que 18 organisations non gouvernementales tunisiennes et internationales ont publié un communiqué commun pour attirer l’attention sur la situation de la démocratie en Tunisie; que le G7 a engagé la Tunisie à renouer avec son cadre constitutionnel et à permettre au parlement de reprendre ses activités;

I.       considérant que, le 26 juillet 2021, la police tunisienne a fermé les bureaux d’Al Jazeera à Tunis sans donner la moindre explication;

J.       considérant que la société civile tunisienne est bien développée et robuste, et qu’elle a joué un rôle fondamental dans la construction et le renforcement de la transition démocratique tunisienne depuis 2011, de nombreux militants réclamant des réformes urgentes, y compris des mesures de lutte contre la corruption; que le pays se caractérise par la vigueur de son dialogue national; que la liberté de la presse et la liberté de publication sont des éléments essentiels d’une société ouverte, libre et démocratique; que depuis le 26 juillet, la société civile n’a pas été associée au dialogue national et que le Président Kaïs Saïed ne l’a pas consultée avant de prendre les mesures susmentionnées;

K.      considérant que, le 10 septembre 2021, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a présenté sa feuille de route demandant la création d’un comité consultatif national aux fins de la mise en place d’un cadre juridique pour la conduite de réformes sociales et politiques inclusives dans le pays, en particulier la réforme du système politique et de la loi électorale, ainsi que la modification de la Constitution;

L.      considérant que l’économie de la Tunisie dépend fortement des investissements étrangers, du tourisme et des exportations de ses produits vers l’Union européenne; que, selon la Banque mondiale, les déficits courants et budgétaires de la Tunisie rendent nécessaires des réformes structurelles solides; qu’en 2020, 57,9 % des échanges commerciaux de la Tunisie, dont 70,9 % de ses exportations et 48,3 % de ses importations, se faisaient avec l’Union, ce qui fait de celle-ci le premier partenaire commercial du pays; que la prospérité économique est conditionnée au retour de la démocratie, de la sécurité et de la stabilité;

M.     considérant que la pandémie de COVID-19 a exacerbé la situation déjà fragile en Tunisie; que le pays a connu des pénuries d’oxygène et de vaccins, ressources nécessaires pour lutter efficacement contre la crise sanitaire;

N.      considérant qu’un nombre croissant de Tunisiens quittent leur pays, parfois en traversant la Méditerranée au péril de leur vie; que, parmi les pays arabes, la Tunisie souffre de l’un des taux les plus élevés de fuite des cerveaux;

O.      considérant que depuis 2011, l’Union européenne a consenti des efforts substantiels et constants en faveur de la Tunisie, en octroyant plus de 2 milliards d’euros de subventions pour soutenir l’engagement déclaré de la Tunisie en faveur de la transition vers la démocratie, dont 260 millions en 2020 et 200 millions en 2021 (chiffres arrêtés au mois de juin), au titre de son assistance macrofinancière; qu’en mai 2021, une tranche de 600 millions d’euros a été mise à disposition au titre du programme d’assistance macrofinancière en faveur de la Tunisie dans le but spécifique d’atténuer les retombées économiques de la pandémie de COVID-19 dans le pays; que lors de la période 2021-2027, l’Union va remplacer tous ces instruments par le nouvel instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDCI) – Europe dans le monde, et que l’aide extérieure que l’Union fournit au titre de cet instrument comprend parmi ses principaux objectifs celui de consolider, de soutenir et de promouvoir la démocratie, l’état de droit et le respect des droits de l’homme;

P.      considérant que le plan d’action de l’UE en matière de droits de l’homme et de démocratie, adopté par le Conseil en novembre 2020, a réaffirmé l’importance que l’Union attache à œuvrer davantage en faveur de la démocratie;

Q.      considérant que la Constitution tunisienne de 2014 défend la liberté de croyance et de conscience;

1.       réaffirme que le partenariat privilégié entre l’Union et la Tunisie ainsi que le processus démocratique en Tunisie lui tiennent à cœur; trouve le décret présidentiel nº 2021-117 profondément inquiétant, car il concentre les pouvoirs entre les mains du Président pour une durée indéterminée; souligne une nouvelle fois que le respect de l’état de droit, de la Constitution et du cadre législatif doit être préservé, et rappelle que le parlement doit être légitime et fonctionner correctement, car il s’agit de l’institution qui représente le peuple; déplore par conséquent la suspension du Parlement tunisien, décidée le 24 août 2021 par le Président Saïed pour une durée indéterminée;

2.       plaide pour le rétablissement du fonctionnement normal des institutions du pays, et notamment pour le retour à une véritable démocratie et la reprise de l’activité parlementaire dès que possible, dans le cadre d’un dialogue national, et appelle de ses vœux la proclamation d’une feuille de route claire;

3.       insiste vigoureusement sur le fait qu’un parlement est une institution essentielle à la démocratie, et qu’il est nécessaire pour mener toute réforme de la Constitution; souligne que l’absence de Cour constitutionnelle en Tunisie laisse libre cours à une interprétation et à une application étendues de l’article 80 de la Constitution, et qu’elle empêche les députés de déposer un recours visant à obtenir une décision de justice sur la suspension du Parlement et les mesures supplémentaires prises par le Président au titre de l’article 80; engage la Tunisie à mettre en place une Cour constitutionnelle afin de prévenir toute interprétation erronée et toute utilisation abusive de sa Constitution;

4.       se joint à l’appel du VP/HR en faveur du rétablissement de la stabilité institutionnelle dans les meilleurs délais; réclame en particulier que les droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution tunisienne de 2014 soient rétablis et que toute forme de violence soit évitée;

5.       prend acte de la nomination de Najla Bouden Romdhane au poste de Premier ministre, annoncée le 29 septembre 2021, et de celle du gouvernement survenue le 11 octobre 2021; relève la désignation de dix femmes à la tête de ministères;

6.       invite le Président à revoir sa position et à soutenir activement toutes les mesures visant à garantir l’égalité des droits entre les femmes et les hommes dans tous les domaines, en particulier en ce qui concerne les lois défavorables aux femmes en matière de droits de succession, de droits de garde des enfants, de droits accordés au chef de famille, de droit au congé parental et de droits du travail, en particulier pour les travailleuses domestiques et agricoles;

7.       engage les autorités tunisiennes à respecter la Constitution et à veiller au respect des droits fondamentaux de tous les citoyens; rappelle le caractère inaliénable et la primauté inconditionnelle des droits de l’homme et des droits fondamentaux; demande le rétablissement de la Constitution en tant que source suprême de droit; invite la Tunisie à abolir totalement la peine de mort;

8.       prie les autorités d’éviter la création d’une forme d’insécurité juridique découlant d’interdictions de déplacement, d’une surveillance d’État et d’assignations à résidence; juge très problématiques les procès de civils devant des cours martiales, et demande le rétablissement d’un appareil judiciaire indépendant, qui conduise à la réforme des tribunaux militaires en Tunisie et fasse en sorte que les civils ne soient plus jugés devant des instances militaires;

9.       souligne que toute modification de la Constitution et du système politique ne peut se faire que dans le cadre délimité par la Constitution; relève les critiques émises par plusieurs organisations de la société civile, dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme, vis-à-vis de la concentration des pouvoirs entre les mains du Président; insiste sur la nécessité de garantir l’équilibre et la séparation des pouvoirs dans une démocratie;

10.     reconnaît le rôle clé joué par le Quartet du dialogue national, composé de l’UGTT, de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA), de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et de l’ordre national des avocats de Tunisie, dans la facilitation d’un dialogue national inclusif, ce qui lui a valu le prix Nobel de la paix en 2015; invite le Président à contribuer à la mise en place d’un cadre national permettant à toutes les parties prenantes de reprendre efficacement ce dialogue; rappelle le rôle essentiel du groupe de soutien à la démocratie et de coordination des élections du Parlement européen dans la promotion d’un dialogue entre la société civile et les responsables politiques tunisiens;

11.     souligne qu’il est urgent de surmonter la crise socio-économique que connaît le pays au moyen de réformes et de politiques structurelles;

12.     confirme que l’Union est fermement résolue à aider la Tunisie à surmonter la crise financière et économique, et à avancer sur le chemin de la consolidation démocratique; prie la Commission et le Service européen pour l’action extérieure (SEAE) d’intensifier leur dialogue avec les autorités, la société civile et les acteurs économiques tunisiens; rappelle que des institutions stables et fonctionnelles sont indispensables pour mener les réformes structurelles nécessaires à l’obtention d’un prêt de sauvetage du FMI;

13.     souligne qu’un partenariat solide entre l’Union et la Tunisie doit avant tout reposer sur une conception commune de l’état de droit, de la démocratie et des droits de l’homme; prie instamment le Président de permettre le fonctionnement normal des organes réglementaires indépendants de l’État, y compris l’organe provisoire de contrôle de la constitutionnalité des lois et l’Instance nationale de lutte contre la corruption;

14.     s’inquiète de l’ingérence étrangère qui sape la démocratie tunisienne;

15.     demande à l’Union de poursuivre les programmes d’aide directe aux citoyens tunisiens et, le cas échéant, d’intensifier son soutien compte tenu de la crise actuelle, notamment en matière de soins de santé par l’intermédiaire du système COVAX afin d’aider le pays à gérer les graves conséquences de la pandémie de COVID-19;

16.     invite le VP/HR et les États membres à suivre de près la situation en Tunisie et demande au VP/HR de faire rapport régulièrement à la commission des affaires étrangères du Parlement européen afin de veiller à entretenir un dialogue parlementaire adéquat sur cette situation aussi importante que préoccupante;

17.     charge son Président de transmettre la présente résolution au Conseil, à la Commission, au SEAE, au vice-président de la Commission / haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, ainsi qu’au Président, au gouvernement et au Parlement de la République tunisienne.


[1]        JO C 35 du 31.1.2018, p. 117.