The Sinatra Doctrine. How the EU Should Deal with the US–China Competition

27.08.2020

27/08/2020 - Several Outlets - Afin d’éviter de se retrouver coincée entre les États-Unis et la Chine, l’Union européenne va devoir s’affirmer. Elle doit analyser le monde de son propre point de vue, défendre ses valeurs et ses intérêts, et utiliser tous les instruments de puissance dont elle dispose.

La relation entre les États-Unis et la Chine a profondément changé depuis qu’ils ont signé en ce début d’année un accord à Washington qui devait mettre fin à la guerre commerciale commencée en 2018. À présent, la rivalité entre les deux grandes puissances s'étend à tous les domaines, impliquant fermetures de consulats et récriminations mutuelles. Elle reflète leur lutte pour la suprématie géopolitique mondiale, comme si nous entrions dans une nouvelle Guerre froide.

Est-ce le coronavirus qui a conduit à ce changement ? Si cet acteur inattendu et exogène n'a rien à voir avec les idéologies, il a certainement joué le rôle de catalyseur d’une rivalité sous-jacente qui deviendra le facteur géopolitique prédominant de l’ère post-virus.

Quel rôle de l'Union européenne dans un tel scénario ? Et comment négocier avec une Chine qui poursuit obstinément sa nouvelle stratégie mondiale ? Deux questions d’une importance fondamentale pour notre avenir. Nous ne pouvons répondre à ces défis que si les États membres forment un front uni et sont capables de faire usage de nos instruments communautaires, et en particulier du pouvoir que nous donne notre marché unique. L’unité est vitale dans tous les domaines de nos relations avec Pékin car aucun pays européen n’est capable à lui seul de défendre ses intérêts et ses valeurs contre un pays de la taille et de la puissance de la Chine. Or cette relation avec la Chine est essentielle pour résoudre les grands problèmes mondiaux, des pandémies aux changements climatiques, en passant par la construction d'un multilatéralisme efficace.

Dans ce nouveau scénario géopolitique, 2020 devrait entrer dans l'histoire comme une année clé pour les relations entre l’UE et la Chine. Malgré les difficultés liées à la pandémie de coronavirus, les réunions de haut niveau n'ont jamais été aussi intenses. Le 22e sommet UE-Chine s'est tenu le 22 juin par visioconférence et a duré nettement plus longtemps que prévu. Des discussions sont en cours pour programmer une éventuelle visioconférence, qui réunirait les présidents du Conseil européen et de la Commission européenne, ainsi que la chancelière Angela Merkel, représentant l’Allemagne, qui assure la présidence semestrielle de l'UE, et le président Xi Jinping. Si les conditions sanitaires liées au Covid-19 le permettent, un sommet devrait se tenir avant la fin de l’année 2020 à Leipzig (Allemagne) auquel participeront le président chinois et les présidents du Conseil et de la Commission européenne, ainsi que les 27 chefs d'État ou de gouvernement européens.

L'objectif est de conclure, d'ici la fin 2020, un accord global entre l’UE et la Chine sur les investissements entre l’UE et la Chine que nous négocions depuis 2013. Lors du sommet de juin avec la Chine, l'UE a exprimé sa déception vis-à-vis de Pékin quant au manque de progrès dans la mise en œuvre des accords conclus en 2019 lors de la précédente rencontre. Charles Michel, le président du Conseil européen, a dénoncé le fait que Pékin n’a pas tenu ses engagements concernant la réciprocité dans l'accès au marché chinois et la réduction de ses aides aux entreprises publiques, ce qui constitue un désavantage concurrentiel manifeste pour les entreprises européennes.

1) Les nouvelles caractéristiques chinoises

De plus, pour nous Européens, la crise du coronavirus a accéléré les tendances observées ces dernières années. Elle a mis en lumière plusieurs faiblesses dans nos relations avec la Chine, qui, comme nous l'avons vu, s’est affirmée de plus en plus en devenant plus implacable, expansionniste et autoritaire. J’y reviens ci-dessous.

Une Chine qui s’affirme et défend ses intérêts

La Chine entend reprendre ce qu'elle considère être sa place légitime dans l’ordre international. Pendant dix-huit siècles, jusqu'à la première révolution industrielle, la Chine a été en effet le pays le plus riche du monde. Angus Maddison avait souligné qu’en 1820, elle produisait encore 30 % du PIB mondial, c’est à dire davantage que l’Europe et les États-Unis réunis.

La Chine s’est toujours considérée comme l’Empire du Milieu, la Grande Civilisation qui rassemble "tout ce qui existe sous le ciel". Cette centralité se reflétait dans le Kowtow, l'acte de se prosterner devant l'Empereur. Pourtant, la Chine n'a pas vraiment essayé jusqu’ici d'exporter ses valeurs.

On observe cependant un changement important d’attitude avec les dirigeants chinois actuels qui, avec l’initiative "Made in China 2025", affichent leur ambition de devenir une puissance technologique mondiale. Le "rêve chinois" proposé par le président Xi serait le moyen d’y parvenir. À la différence des époques passées, la Chine entend dorénavant se positionner en leader mondial, cherchant à combler le vide politique laissé par le retrait progressif des États-Unis de la scène internationale. L’objectif de la Chine est de transformer l’ordre international en un système sélectif multilatéral aux caractéristiques chinoises, dans lequel les droits économiques et sociaux primeraient sur les droits politiques et les libertés.

Cette stratégie se déploie sur plusieurs fronts. Par l’atteinte aux règles internationales, telles que la non-application de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer dans la mer de Chine méridionale. Elle promeut avec vigueur la langue et les idéaux chinois dépeignant une "communauté de destin partagé". Elle met en avant une vision chinoise des relations internationales fondée sur la coopération, les intérêts et les responsabilités partagées, sur la collaboration dans la lutte contre les menaces transnationales, ainsi que sur une inclusion politique fondée sur le principe qu'aucun modèle politique ne peut être appliqué de manière universelle. Elle se traduit par l’occupation de postes à haute responsabilité dans le système des Nations Unies. La Chine était certes sous-représentée dans les instances onusiennes, mais elle a obtenu, en peu de temps, la présidence de quatre des quinze agences des Nations Unies et la vice-présidence de six de ces agences. Enfin, la stratégie chinoise passe par la réduction du financement des initiatives multilatérales dans le domaine des droits de l’Homme.

Nous ne sommes plus à l’époque de la politique étrangère chinoise inspirée par le discours de Deng Xiaoping à l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1974, où il déclarait : "La Chine n’est pas et ne sera jamais une superpuissance. Qu’entendons-nous par superpuissance ? Ce sont les pays impérialistes qui se livrent en tous lieux à l’agression, à l’intervention, à la mainmise, à la subversion et au pillage à l’encontre des autres pays et recherchent l’hégémonie mondiale".

La nouvelle politique étrangère chinoise est qualifiée de "diplomatie des loups combattants" (nom tiré d’une série à succès basée sur une version chinoise de Rambo). Usant de ce nouveau mode de communication, les hauts diplomates chinois répondent de manière agressive à toute critique visant le régime sur des réseaux sociaux généralement interdits en Chine. Cette nouvelle approche permet à la Chine de défendre ses intérêts principaux de manière non équivoque et inconditionnelle alors qu’elle profite d’un rôle de plus en plus important dans le monde.

L’Australie, par exemple, qui est fortement dépendante du commerce avec la Chine (32,6 % de ses exportations), a directement souffert de cette affirmation croissante des Chinois. Suite à une demande d’enquête du Premier ministre australien Scott Morrison auprès de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur les origines du coronavirus, la Chine a répliqué en imposant des droits de douane de 80,5 % sur les exportations d'orge australien et a suspendu des permis d’exportation de bœuf australien vers la Chine, affectant 35 % de ce marché. Si ces mesures étaient étendues à d'autres secteurs, on estime que ce différend pourrait coûter à l'Australie 1 % de son PIB.

Expansionniste

D'un point de vue historique, l'attitude de la Chine à l'égard du reste du monde a considérablement changé. La Chine a dominé la technologie maritime sous la dynastie Song (960-1279), cependant, elle ne l'a pas utilisée pour occuper des territoires et établir un empire colonial outre-mer. Entre 1405 et 1433, avant que les Européens ne lancent leurs campagnes maritimes, l'amiral Zheng He a navigué vers Java, l'Inde, la Corne de l'Afrique et le Détroit d'Ormuz avec une flotte qui surpassait de loin, en taille et en technique, l'Armada espagnole (150 ans plus tard). Contrairement à cette époque, la Chine est désormais prête à utiliser son avance technologique et militaire pour renforcer son influence politique.

Au cours des trente dernières années, les dépenses militaires de la Chine sont passées d’un peu plus de 1 % à 14 % des dépenses militaires mondiales, et cette année elles augmenteront de 6,6 %, selon les chiffres de l’Institut International de Recherche sur la Paix de Stockholm (SIPRI). Il est clair que Xi Jinping veut transformer ce que l'on appelait autrefois "l'Armée Populaire de Libération" en la principale force militaire et technologique au monde d’ici 2049.

Lors de la commémoration du 70e anniversaire de la fondation de la République Populaire, la Chine a fièrement affiché son arsenal nucléaire, qui peut être utilisé sur terre, dans les airs comme en mer.

L'embargo sur les ventes d'armes à la Chine mise en place après les événements de la place Tiananmen en 1989 est toujours en vigueur, mais la Chine n'est plus dépendante des importations de matériel militaire. Elle a développé une industrie d'armement de premier plan, en particulier en matière d’armement naval et de missiles balistiques ; de plus ses exportations augmentent chaque année. Bien que les capacités de l’armée chinoise restent encore bien inférieures à celles des États-Unis, l’écart s’est nettement réduit en quelques décennies et, dans certains domaines, il n’y a plus guère de différences. D'ici un an, la Chine disposera de quatre porte-avions opérationnels. Plusieurs rapports américains soulignent que la Chine représente désormais un défi majeur pour la domination navale des États-Unis et le contrôle du Pacifique occidental.

L'expansionnisme de la Chine est plus particulièrement visible dans la mer de Chine méridionale où Pékin a accru sa présence en créant des îles artificielles militarisées, en violation de la décision d'arbitrage de 2016 en faveur de ses voisins du Sud-Est asiatique. Son expansionnisme est également visible au Népal, en Birmanie et au Sri Lanka, qui relèvent de la zone d'influence indienne. La tension entre Pékin et New Delhi s’est exacerbée récemment, comme en témoignent les escarmouches entre leurs armées le long de la frontière contestée de l’Himalaya.

La realpolitik chinoise est une politique du fait accompli : l'accumulation patiente et discrète d’avantages sur le terrain. Les jeux de plateaux sont un exemple pertinent du mode de pensée chinois, mettant en exergue la façon dont ils diffèrent des Européens. Alors qu'en Europe nous sommes férus des échecs, qui se terminent par une victoire totale (échec et mat), en Chine on préfère le jeu de Go, dont le but est d'occuper les espaces vides sur le plateau pour entourer les pions de l'adversaire et saper sa capacité à répondre. Comme l’a dit le célèbre stratège chinois Sun Tzu dans L’Art de la Guerre, l’art suprême de la guerre consiste à soumettre l’ennemi sans combattre, en créant des situations sur le terrain qui renforcent sa propre position et placent son adversaire dans une position de faiblesse.

Autoritaire

En 2001, l’Occident a accueilli la Chine au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), convaincu que la libéralisation des échanges irait de pair avec une ouverture politique, selon le principe Wandel durch Handel - le changement par le commerce. Les Français pensaient également que "le doux commerce" apaise les tensions et rapproche les systèmes politiques. Cette croyance s'est avérée erronée depuis un certain temps. Il n'y a pas eu de convergence, au contraire : la divergence s’est accrue ces dernières années. La Chine a réfuté la théorie selon laquelle l'ouverture économique et l’ouverture politique sont les deux faces d'une même médaille. Les nouvelles possibilités offertes par les technologies d'information pour le suivi de la population ont eu une influence significative. Cette tendance devrait encore s’accentuer dans le futur.

Toute velléité signe de dissidence peut être aisément supprimée grâce aux puissants outils de surveillance de masse et à l'emprise du Parti sur l'État. Ces dernières années, nous avons assisté à une augmentation préoccupante des violations des droits humains en Chine, à une répression accrue des défenseurs des droits, des journalistes, des intellectuels, et des Ouïghours au Xinjiang.

La détérioration de la situation à Hong Kong est un exemple manifeste de cette vague de répression. Parlant au nom des 27 États membres, j’ai récemment exprimé la vive inquiétude de l'UE face à l'adoption de la nouvelle loi sur la sécurité nationale de Hong Kong, qui est contraire au principe "un pays, deux systèmes" et aux engagements de la Chine envers la communauté internationale.

À la demande des Ministres européens des Affaires étrangères, j’ai présenté un ensemble de mesures pour remédier à cette violation de l’autonomie de Hong Kong. Elles comprennent une limitation des exportations de technologies de surveillance, une révision des accords d'extradition qu’ont conclu plusieurs États membres avec Hong Kong et une augmentation des bourses et des visas pour les étudiants de Hong Kong.

2) La réponse européenne

Afin de ne pas se retrouver prise au piège entre les États-Unis et la Chine, l’UE doit apporter une réponse ciselée. Elle doit analyser le monde de son propre point de vue et agir pour défendre ses valeurs et ses intérêts, qui ne coïncident pas toujours avec ceux des États-Unis. En bref, comme je l’ai déjà dit, l’UE va devoir faire les choses "à sa manière". Ainsi, certains commentateurs ont appelé mon approche la "doctrine Sinatra" en référence à sa chanson My WayCeci ne me dérange pas, tant que cela facilite la diffusion de mon message. J'aurais pu dire que l'Europe doit accroître son autonomie stratégique ou sa souveraineté, mais cela n'aurait probablement pas suscité le même intérêt.

La réponse de l’UE, éviter un alignement sur les États-Unis ou la Chine. Cette doctrine européenne devrait s'appuyer sur deux piliers. Il faudrait poursuivre la coopération avec Pékin pour relever les défis mondiaux, tels que la lutte contre le changement climatique, la lutte contre le Covid-19, la résolution des conflits régionaux, et l’aide au développement en Afrique. Ceci en renforçant la souveraineté stratégique de l'UE en dotant les secteurs technologiques de notre économie d’une meilleure protection. Ils sont essentiels pour garantir l'autonomie nécessaire ainsi que pour promouvoir les valeurs et les intérêts européens à l’international.

Il ne s'agit pas d'un changement de politique, mais plutôt d’une révision de la stratégie établie par l'UE en 2019 face à Pékin. La Chine était déjà identifiée à la fois en tant que partenaire stratégique avec laquelle l'UE doit coopérer, et en tant que concurrent et rival systémique. Ne tombons pas dans le piège de voir les choses en noir et blanc. Notre relation avec la Chine est et sera inévitablement compliquée car c’est notre deuxième partenaire commercial. La Chine est un partenaire essentiel si nous voulons résoudre les problèmes mondiaux, mais elle est aussi, inévitablement, un concurrent technologique et économique. La différence entre nos systèmes pose aussi problème.

Un combat des narrations s’est engagé dès le début de la pandémie de Covid-19, associée à une "politique de générosité" (j'ai été l'un des premiers à utiliser cette expression, suscitant de nombreuses critiques), rebaptisée par la suite en "diplomatie des masques". L’UE doit fonder sa stratégie sur trois piliers : la lutte contre les opérations de désinformation chinoises, l'opposition au multilatéralisme sélectif (la Chine ne défend le multilatéralisme que lorsque cela lui convient), et la garantie que la Chine respecte ses engagements afin que la réciprocité soit garantie dans l’accès des entreprises européennes au marché chinois ainsi qu’aux programmes d’innovation et de recherche. Il est essentiel que nous garantissions un équilibre dans nos relations économiques et que nous rompions avec la naïveté dont nous avons parfois pu faire preuve dans le passé.

S’émanciper de nos deux concurrents ne signifie pas se placer à égale distance de l’un et de l’autre. Du fait de notre longue histoire commune et de nos valeurs partagées avec les États-Unis nous sommes plus proches de Washington que de Pékin. Par exemple, la coopération avec les États-Unis au sein de l'OTAN reste toujours cruciale pour la défense européenne.

Cependant, pour pouvoir continuer à prendre des décisions politiques de manière autonome en tant qu’Européens, nous devons investir dans notre souveraineté stratégique.

Ainsi, l'UE a récemment adopté des mesures pour protéger nos intérêts avec le déploiement d’instruments de défense commerciale, la mise en place d’une législation sur le contrôle des investissements étrangers, ou encore le Livre Blanc sur les subventions aux entreprises étrangères qui faussent la concurrence dans le marché unique. L'instrument permettant de rééquilibrer l’accès aux marchés publics internationaux est en cours d'adoption. Bien que ces mesures ne visent aucun pays en particulier, elles devraient contribuer à corriger le déséquilibre existant dans nos relations commerciales avec la Chine.

L’intérêt de l’UE est de défendre les valeurs et les intérêts européens au moyen d’un front uni. Nos traités fondateurs font explicitement référence à ces deux principes. Mais je ne pense pas que nous devrions avoir à choisir entre protéger notre économie et protéger nos valeurs fondamentales. Globalement, les chiffres montrent que nous ne sommes pas aussi dépendants de la Chine que nous pourrions le croire. Cependant, certaines entreprises dans des secteurs spécifiques en dépendent en effet fortement. Par exemple, seules 7 % des exportations allemandes de biens sont destinées à la Chine, alors que l'Allemagne est le plus grand exportateur européen vers la Chine. En termes de la valeur ajoutée, les exportations allemandes vers la Chine représentaient en 2015 2,8 % de la valeur totale de ses exportations, selon une étude de Jürgen Matthes pour l'Institut der deutschen Wirtschaf (IW). La dépendance vis-à-vis de la Chine de secteurs spécifiques tels que l'industrie automobile est claire. Sur les 10 millions de voitures vendues par le groupe Volkswagen en 2018, 4 millions l'ont été sur le marché chinois, 40 % des ventes. Nous avons tendance à nous focaliser sur les pays tiers, oubliant nos échanges avec nos partenaires européens : pourtant, 60 % des exportations allemandes sont destinées aux pays de l'UE. Cela n'enlève rien cependant au rôle majeur joué par la demande asiatique, en particulier la demande chinoise, dans des secteurs clés de l'industrie allemande.

La Chine profite visiblement de nos relations économiques. Sa décision de se qualifier de pays en développement lors de son adhésion à l'OMC lui a permis d'éviter d’avoir à faire des concessions commerciales significatives ou de prendre des engagements contraignants en matière de réduction des émissions de gaz polluants. De plus, la Chine subventionne massivement ses entreprises publiques et se distingue par le plus grand nombre d’obstacles au commerce et à l'investissement enregistré dans le monde, comme le démontre un rapport de la Commission européenne de 2019. Les entreprises européennes souffrent de discrimination en matière d'accès à son marché, en particulier pour les appels d’offres publics. Le statu quo (avec ce manque de réciprocité et ces conditions inégales) n’est pas envisageable. Notre relation est trop asymétrique par rapport à l’actuel niveau de développement chinois. Nous devons y remédier.

Il faut agir maintenant, dans quelques années il sera trop tard. Les produits chinois continueront de progresser dans la chaîne de valeur et notre dépendance économique et technologique augmentera. La puissance technologique de l’UE doit s’accroître pour répondre à notre souhait d’"autonomie stratégique". Nous devons éviter d’en arriver au point où, comme le dit mon ami Enrico Letta, ancien premier ministre italien, les Européens devront choisir entre être une colonie chinoise ou une colonie américaine. Comme je l’ai dit au début de cet article, la clé de notre succès dépendra largement de notre capacité à exploiter le potentiel du marché unique européen, à maintenir l’unité entre les États membres, et à faire valoir nos normes à l’échelle internationale.

Le second pilier de la doctrine Sinatra est la coopération. Je ne saurais trop insister sur le fait que la coopération avec Pékin est essentielle pour relever de manière efficace les défis mondiaux, l’exemple le plus probant étant la lutte contre le changement climatique. L'UE représente 9 % des émissions mondiales, tandis que la Chine en représente 28 %. Même si, par miracle, nous pouvions arrêter d'émettre du CO2 demain, cela n’aurait pas un impact décisif. Nous ne réussirons à lutter efficacement contre le changement climatique que si nous parvenons à faire en sorte que, conjointement avec nos efforts sur le climat, les grands pollueurs tels que la Chine, les États-Unis et l’Inde nous emboîtent le pas et que l’Afrique suive un modèle de développement différent du nôtre.

Nous sommes trop interdépendants pour nous dissocier économiquement de la Chine comme le prêche l’actuelle administration américaine. Le coronavirus aura un impact sur la mondialisation, mais il ne l'arrêtera pas. Bien que certains analystes parlent d’une nouvelle Guerre froide, cette terminologie est trompeuse car les États-Unis et l'URSS n'ont jamais été aussi interconnectés que les États-Unis et la Chine ne le sont aujourd’hui. Comme je l'ai souligné à plusieurs reprises, la stabilité du dollar, et avec elle la stabilité de l'ensemble du système capitaliste, dépend paradoxalement fortement du Parti Communiste chinois (terme qu’utilise le secrétaire d'État américain Mike Pompeo pour désigner à la Chine) car la Chine est le deuxième plus grand propriétaire de bons du Trésor américain, après le Japon. L'interdépendance est tout aussi étendue en Europe : les échanges entre l’UE et la Chine s'élèvent à un milliard d'euros par jour.

La stratégie de confrontation ouverte avec la Chine s'est avérée coûteuse pour les États-Unis. D’après un rapport de la Réserve Fédérale américaine, les droits de douane imposés par les Américains n'ont pas augmenté l'emploi ni la production manufacturière aux États-Unis, mais ils ont augmenté les coûts de production. Moody's Analytics estime ainsi que cette guerre commerciale aurait coûté à Washington environ 300 000 emplois et 0,3 % du PIB américain. Des économistes américains estiment qu’elle pourrait coûter 800 dollars par an à chaque famille américaine.

Face aux partisans malavisés d’une nouvelle Guerre froide et d’un monde divisé en deux blocs, l'UE devrait promouvoir ses intérêts, mais elle devrait le faire en étroite coopération avec les pays qui défendent un nouveau multilatéralisme efficace et la primauté du droit international.

Si nous voulons poursuivre avec des références musicales pour décrire l'état des relations entre l’UE et la Chine, nous pourrions peut-être nous tourner vers la chanson légendaire de Serge Gainsbourg et Jane Birkin, "Je t’aime, moi non plus", une chanson qui a marqué les jeunes de ma génération... et qui minimise les contradictions qui font partie intégrante des relations de couples. Dans les relations stratégiques comme en amour, les actions parlent plus fort que les mots. Par conséquent, pour le dire en termes pratiques et concrets, il est essentiel que Pékin respecte ses engagements pour progresser vers une relation économique plus équilibrée entre l'UE et la Chine d'ici la fin de l’année.

 


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