Géoéconomie et géopolitique de la crise de la COVID-19

18/04/2021 – Blog du HR/VP – La crise de la COVID-19 continue de modifier l’équilibre des pouvoirs au niveau mondial. Les nouvelles prévisions économiques du FMI montrent que la reprise est là, même si des incertitudes demeurent. Toutefois, le fossé qui se creuse entre les pays émergents et en développement, d’une part, et les économies avancées et la Chine, d’autre part, est préoccupant. L’UE court aussi un sérieux risque de se faire devancer par les États-Unis et la Chine si elle n’élabore pas des politiques actives pour y remédier.

«La reprise est engagée, mais de manière inégale. Le fossé qui se creuse entre les pays émergents et en développement, d’une part, et les économies avancées et la Chine, d’autre part, est préoccupant.»

 

La pandémie est à l’origine de la plus grave crise planétaire survenue depuis la Seconde Guerre mondiale. Une crise qui va sensiblement modifier l’équilibre géopolitique mondial. Même si nombre d’incertitudes demeurent, des tendances claires commencent toutefois à se faire jour après un an. Il importe de bien les comprendre afin d’adapter la politique étrangère européenne à ce nouveau contexte. 

 

«Malgré les difficultés bien réelles que nous rencontrons, les nouvelles apportées par le FMI sont plutôt rassurantes: la reprise économique semble solide.»

 

La semaine dernière, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale ont tenu leur traditionnelle réunion printanière. À cette occasion, le FMI a publié ses perspectives économiques mondiales (lien externe). Malgré les difficultés bien réelles que nous rencontrons, les nouvelles apportées par le FMI sont plutôt rassurantes: la reprise économique semble solide, même si beaucoup d’incertitudes demeurent, notamment au regard des nouveaux variants de la COVID-19 (voir tableau ci-après).

Data table

 

Selon le FMI, la reprise devrait être plus rapide que prévu dans les prévisions précédentes. Cela est dû notamment à une amélioration marquée de l'activité industrielle et du commerce international de marchandises, comme le précise le rapport du FMI. En janvier dernier, la production manufacturière était revenue à son niveau de janvier 2020 et le commerce international était sensiblement supérieur à ce qu’il était un an plus tôt.

 

«La reprise reste assez inégale. La Chine a retrouvé ses niveaux d’avant la crise en 2020. Il devrait en être de même pour les États-Unis au premier semestre 2021, pour le Japon au second semestre 2021 et pour l’UE en 2022. Nombre de pays à faible revenu, en revanche, devront attendre 2023 pour retrouver leurs niveaux antérieurs à la pandémie.»

 

Si cette reprise est plus forte qu’escompté, elle reste toutefois assez inégale. D’après le FMI, la Chine a renoué dès 2020 avec ses niveaux d’activité économique de fin 2019. Il devrait en être de même pour les États-Unis au premier semestre 2021, pour le Japon au second semestre 2021 et pour l’UE en 2022, ce qui est relativement tard déjà. En revanche, la situation est pire encore pour nombre de pays émergents et à faible revenu, qui ne retrouveront leurs niveaux antérieurs à la pandémie qu’en 2023.

Les pays les plus pauvres accuseront un certain retard: d’après les estimations du FMI, ils auront perdu 6,4 % de leur PIB par tête en 2022 par rapport aux prévisions établies en janvier 2020, tandis que les pays émergents (Chine exclue) en auront perdu près de 6 %. De leur côté, les économies avancées auront «seulement» perdu un peu moins d’un point de pourcentage (voir le graphique suivant tiré du rapport du FMI).

 

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À moyen terme, le FMI considère que les États Unis seront devenus plus riches en 2024 que ce qui avait été prévu en janvier 2020, tandis que les pays émergents d’Asie (Chine exclue), d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne seront les plus grands perdants de la crise de la COVID-19. La Chine elle-même restera aussi légèrement handicapée. 

Ces divergences sont la résultante de la plus ou moins grande efficacité dont ont fait montre les pays dans le traitement des aspects sanitaires de la crise, en particulier en ce qui concerne la vitesse de déploiement des vaccins, combinée avec l’ampleur du soutien qu’ils ont apporté aux politiques économiques.

 

«Les Européens se sont souvent plaint récemment du retard pris par le déploiement des vaccins dans l’UE et il est vrai que nous avons rencontré d’importantes difficultés. La situation est bien pire toutefois dans la plupart des pays émergents et en développement.»

 

Les Européens se sont souvent plaint récemment du retard pris par le déploiement des vaccins dans l’UE et il est vrai que nous avons rencontré d’importantes difficultés. La situation est bien pire toutefois dans la plupart des pays émergents et en développement, comme le révèle le graphique du rapport du FMI. Dans la plupart des pays à faible revenu, la population ne sera pas vaccinée avant 2022.

 

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D’où l’importance de l’action de l’UE visant à augmenter les capacités de production mondiale de vaccins et à aider les pays les plus pauvres à accéder rapidement à des vaccins, y compris par l’intermédiaire de l’initiative internationale COVAX. Avec 2,2 milliards d’EUR investis, l’UE était jusqu’à récemment le premier contributeur à COVAX. La récente décision des États-Unis d’adhérer à COVAX devrait contribuer à accélérer le déploiement de vaccins dans le monde.   

 

«Notre capacité à contribuer à la vaccination de l’ensemble de la population mondiale reste au cœur de notre politique extérieure. Ce n’est pas simplement une question de solidarité, c’est aussi dans notre intérêt.»

 

Notre capacité à contribuer à la vaccination de l’ensemble de la population mondiale reste au cœur de notre politique extérieure. Tout d’abord, le fait d’afficher notre solidarité ne pourra qu’influencer favorablement les attitudes futures de nombreux pays émergents et en développement à l’égard de l’UE. Notre propre santé, ensuite, en dépend, en raison du risque de survenance, dans les parties non vaccinées du monde, de nouveaux variants susceptibles de se transmettre à l’Europe. Je le répète, ce n’est pas simplement une question de solidarité, c’est aussi dans notre intérêt.

 

«L’investissement dans la production et la distribution de vaccins contre la COVID-19 dans le monde constitue dans l’immédiat la priorité la plus importante en matière de dépenses publiques.»

 

L’investissement dans la production et la distribution de vaccins contre la COVID-19 dans le monde constitue dans l’immédiat la priorité la plus importante en matière de dépenses publiques. Selon Vitor Gaspar, à la tête du département des finances publiques du FMI: «Il est probable que la vaccination devienne le projet mondial présentant le meilleur retour sur investissement jamais envisagé». Vacciner la population mondiale coûtera certes des dizaines de milliards de dollars, mais devrait doper suffisamment les perspectives de croissance pour accroître les rentrées fiscales dans les seuls pays riches de quelque 1 000 milliards d’USD d’ici à 2025. En d’autres termes, les dépenses consacrées par les gouvernements à la vaccination seront remboursées au centuple par la suite.

La capacité à mobiliser les finances publiques

L’autre raison expliquant l’écart au niveau de la vitesse de la reprise entre pays avancés, d’une part, et pays émergents et en développement, d’autre part, réside dans la capacité à mobiliser les finances publiques. En 2020, tous les pays ont assisté à la chute brutale des recettes de l’État. Cela n’a toutefois pas empêché les pays les plus riches d’augmenter fortement leurs dépenses publiques dans le même temps (de 6 % en moyenne, selon le FMI). Les pays émergents ont fait de même, mais dans une bien moindre mesure (moins de 1 %). En revanche, les pays à faible revenu se sont vu dans l’obligation de réduire légèrement leurs dépenses publiques.

C’est pourquoi nous avons mis sur pied l’an passé l’initiative de l’équipe d’Europe, en coopération avec nos États membres et des institutions financières, notamment la Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, afin d’aider nos partenaires dans le monde à faire face à la pandémie. Nous avons jusqu’ici mobilisé 38,5 milliards d’EUR à cette fin.

 

«En dépit de niveaux de dette publique déjà élevés avant la crise, les pays les plus riches ont été en mesure d’augmenter sensiblement leur degré d'endettement l’an dernier, grâce aux politiques monétaires mises en œuvre par leurs banques centrales. Cela n’a pas été le cas pour le reste du monde.»

 

Cette différence dans la capacité à mobiliser les dépenses publiques est liée en particulier aux différences qui existent dans les conditions de financement. En dépit de niveaux de dette publique déjà élevés avant la crise, les pays les plus riches ont été en mesure d’augmenter sensiblement leur degré d'endettement l’an dernier, alors que le service de la dette continue de décroître en pourcentage du PIB, grâce à une réduction des taux d’intérêt, conséquence des politiques monétaires particulièrement expansionnistes mises en œuvre par leurs banques centrales. Cela n’a pas été le cas pour le reste du monde.

Des dynamiques d’endettement différentes

Le graphique suivant du FMI expose ce qui est en jeu: quel que soit leur degré de développement, les pays dépensent autour de 2 % de leur PIB en remboursement des intérêts de la dette publique Il y a toutefois un monde entre degré et dynamique d’endettement. La dette des pays les plus riches s’est accrue d’environ 20 points de pourcentage du PIB depuis 2019, ces pays ayant accumulé un encours de dette équivalent à 120 % de leur PIB. Le degré d’endettement des pays émergents n’a augmenté que de 10 points de pourcentage du PIB et représente désormais 65 % de leur PIB, tandis que la dette des pays les plus pauvres a augmenté de 5 points de pourcentage du PIB entraînant un degré d’endettement inférieur à 50 % du PIB.

 

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Il est par conséquent essentiel, dans les mois à venir, de garantir à tous un accès adéquat aux liquidités internationales. Les pays à faible revenu dans le besoin pourront ainsi bénéficier d’une nouvelle prolongation du moratoire sur le remboursement de la dette internationale récemment décidée, avec le plein soutien de l’UE, en vertu de l’initiative de suspension du service de la dette (ISSD), jusqu’en décembre 2021.

Bien que plusieurs pays «affichent des niveaux de vulnérabilité face à l'endettement particulièrement élevés», Gita Gopinath, économiste en chef du FMI, ne voit aucun signe d’une «crise de la dette systémique» se profiler à l’horizon. Néanmoins, l’UE milite en faveur d’une utilisation efficace du nouveau cadre commun du G20 (lien externe) adopté l’an dernier, qui vise à améliorer le processus de restructuration ordonnée de la dette. Tous les pays créanciers, Chine comprise, devraient participer activement à cet effort dans les mois qui viennent. Demandée par l’UE depuis de nombreux mois et récemment décidée, la nouvelle dotation de 650 milliards d’USD du droit de tirage spécial (lien externe) du FMI procurera également une protection bien nécessaire en matière de liquidité en ces temps très incertains.    

 

«Nous observons qu’un abîme existe entre la Chine et les économies avancées, d’une part, les pays émergents et en développement, d’autre part, pour ce qui est de la vitesse de la reprise. Il en allait autrement lors de la grande récession de 2008-2009. Ce renversement des rôles comporte des risques géopolitiques.»

 

«Nous observons qu’un abîme existe entre la Chine et les économies avancées, d’une part, les pays émergents et en développement, d’autre part, pour ce qui est de la vitesse de la reprise. Il s’agit à ce stade du problème géopolitique le plus important. Il en allait autrement lors de la grande récession de 2008-2009: les pays les plus riches avaient alors davantage souffert que les pays émergents et en développement. S’il venait à se confirmer, ce renversement des rôles comporterait des risques géopolitiques. Il est essentiel à l’avenir de faire en sorte que cette divergence ne perdure ni ne gagne de l’ampleur.

Un fossé important entre les États-Unis et l’Union européenne.

Toutefois, au sein même des économies avancées, on constate aussi un fossé important entre les États-Unis et les autres pays, ceux de l’Union européenne en particulier. Cela tient au fait que le gouvernement fédéral américain a nettement plus accéléré ses dépenses publiques que d’autres. Et ce tant en 2020 (comme indiqué dans le graphique suivant) que cette année, grâce au nouveau plan de stimulation d’un montant de 1 900 milliards d’USD annoncé par Joe Biden, dans l’attente de son plan d’investissement pluriannuel de 2 000 milliards d’USD. En conséquence, le PIB par habitant aux États-Unis devrait s’accroître de 1,8 % entre 2019 et 2021, selon le FMI, tandis qu’il devrait reculer de 0,9 % au japon et de 2,6 % dans la zone euro.

 

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La somme d’argent colossale mobilisée par le plan de stimulation de Joe Biden a suscité des inquiétudes. Il a été critiqué par certains observateurs, dont Larry Summers, ancien secrétaire au Trésor (lien externe) et Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI (lien externe), car il risque de générer une hausse de l’inflation. S’il est vrai que les prix mondiaux du pétrole, des métaux et des denrées alimentaires connaissent déjà une augmentation (voir graphique suivant), le FMI ne semble pas redouter une forte hausse de l’inflation dans les prochains mois.

D’autres observateurs y voient plutôt l’émergence d’un nouveau consensus de Washington (lien externe) entre les institutions financières internationales et le gouvernement américain autour de la politique économique à suivre, notamment en ce qui concerne la nécessité de recourir à une politique monétaire très expansionniste et à force dépenses budgétaires face à la crise actuelle. S’il est peut-être un peu prématuré de qualifier la situation de «nouveau consensus de Washington», il n’en demeure pas moins que les choses ont changé par rapport à l’époque où la lutte contre l’inflation et le niveau des dépenses publiques étaient les principales préoccupations des institutions financières mondiales.

 

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C’est aujourd’hui que se construit le monde post-pandémie

Dans ce contexte, si nous voulons éviter que l’Europe prenne du retard par rapport aux États-Unis et à la Chine, il est nécessaire que les États membres de l’UE ne relâchent pas trop tôt leur soutien budgétaire à l’économie, comme ils l’avaient fait en 2010 durant la dernière crise, au moment où le déploiement de la vaccination s’accélère. Il importe, ce faisant, que nous parvenions sans plus tarder à concrétiser le plan Next Generation EU. Cela est essentiel, non seulement pour le bien-être et l’avenir des Européens eux-mêmes, mais également si nous voulons que l’UE ait encore voix au chapitre sur la scène mondiale de demain. C’est aujourd’hui que se construit le monde post-pandémie.

 

 

 

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